C’est un entretien avec le photographe Henri Cartier-Bresson, précieusement conservé jusque-là dans les archives de l’International Center of Photography (ICP), à New York. Au cours de cette entrevue, menée en 1971 par la journaliste et réalisatrice Sheila Turner-Seed, le photographe français fait le point – en anglais – sur sa riche expérience derrière l’objectif. Extraits… en français !
Nous sommes en 1971. Henri Cartier Bresson reçoit dans son atelier, à Paris, la journaliste et réalisatrice Sheila Turner-Seed. L’américaine mène alors une série d’entretiens avec de grands noms de la photo pour une série documentaire co-produite avec Cornell Capa. Malheureusement, elle ne mènera pas le projet jusqu’au bout. Sheila Turner-Seed décédera subitement en 1979.
Trente ans plus tard, en 2011, sa fille, Rachel Seed, décide d’exhumer cette série d’interviews conservées par l’ICP. Elle se rend sur place et écoute les enregistrements réalisés par sa mère, dont elle ne connaît plus la voix. Elle a en ettet un an quand Sheila Turner-Seed meurt subitement.
Cet entretien avec Henri Cartier-Bresson -repris en intégralité sur le site du New York Times- est l’occasion de revenir sur les 50 premières années du photographe passées derrière l’objectif à regarder et à saisir les gens sur l’instant. « L’instant décisif », comme il aimait à la dire.
De cet entretien ressortent les traits d’un homme sensible, sans concession, exigeant avec les autres et avec lui-même. Nous vous proposons ici plusieurs citations extraites de cette interview réalisée avec Sheila Turner-Seed.
La tentation du surréalisme
Henri Cartier-Bresson : « En 1946, mon ami Robert Capa me dit : « Henri, fais vraiment attention. Tu ne dois pas être étiqueté photographe surréaliste. Si tu fais ça, tu n’auras jamais de commande et tu seras comme une plante d’appartement. Fais ce que tu veux, mais sous l’étiquette Photojournaliste. » Tout ce que j’ai appris était du surréalisme. Je me suis toujours senti très proche des surréalistes. Mais le conseil de Capa était plein de bon sens. Alors, je n’ai jamais évoqué le surréalisme. »
Photographier au-delà des faits
H. C.-B. : « Les faits ne sont pas intéressants. C’est le regard sur les faits qui est important, et en photographie, c’est l’évocation. Certaines photographies sont comme une histoire de Chekhov ou de Maupassant. Les choses vont vite et il y a tout un univers. Mais ça, on en est totalement inconscient quand on fait la photo. »
Henri Cartier-Bresson, le peintre
H. C.-B. : « Le frère de mon père était peintre, il a été tué dans les premiers jours de la guerre 14-18. J’avais alors 5-6 ans quand il est mort et j’ai toujours rêvé de peindre. Mon père me dit : « Bon, très bien ! » Il était suffisamment gentil pour ne pas me forcer à m’orienter dans les affaires. J’ai commencé par peindre un ami de cet oncle qui était mort. Puis plus tard, j’ai étudié deux ans dans l’atelier d’André Lhote, qui n’était pas un grand peintre, mais un professeur très important. J’ai tout appris de lui – de lui et de Jean Renoir, le réalisateur. »
Le regard photographique de Henri Cartier-Bresson
H. C.-B. : « Mes meilleures photos sont dans ce livre, « Images à la sauvette ». Je les ai prises quand j’avais 20 ans. Tout de suite, en une quinzaine de jours.
C’est pour ça que, apprendre et enseigner, ça ne sert à rien. Ce qui compte, c’est vivre et regarder. Toutes ces écoles de photographies, ce n’est qu’une farce. Qu’est-ce qu’elles enseignent ? Pouvez-vous m’apprendre à marcher ? »
La perception d’une photographie
H. C.-B. : « Chacun devrait juste regarder. Nous devrions être à l’écoute de notre sensibilité. (…) Je pense que les photographies ne devraient pas avoir de légende, juste le lieu et la date. La date, c’est important, parce que les choses changent. »
De la rapidité du photographe
H. C.-B. : « Quand quelque chose arrive, vous devez être extrêmement rapide. Comme un animal et sa proie : vroom ! Vous la saisissez et personne ne s’en aperçoit. Très souvent dans différentes situations, vous ne pouvez prendre qu’une seule photographie. Pas deux ! Vous prenez une photo et vous avez l’air d’un idiot, d’un touriste. Mais si vous faites deux, trois clichés, vous avez des problèmes. C’est un bon entraînement de voir jusqu’où vous pouvez aller. Quand le fruit est mûr, vous devez le cueillir. Vite ! Sans indulgence pour vous-même, mais avec audace. »
Le difficile exercice du portrait
H. C.-B. : « La chose la plus difficile pour moi n’est pas la photographie de rue. C’est le portrait. (…) Ce qui est étrange, c’est que vous voyez les gens à nu à travers le viseur. Et c’est quelque chose de vraiment embarrassant. »
Le regard sur son ami Robert Capa
H. C.-B. : « Socialement, [Robert Capa] était au même niveau avec tout le monde. Il n’était pas impressionné par les reines. Il était impressionné par tout le monde en tant qu’être humain. Il les regardait en face. J’aimais beaucoup Capa pour ça. »
L’instant décisif
H. C.-B. : « C’est une question de concentration. Concentrez-vous, pensez, observez, regardez et, ah, de cette façon, vous êtes prêt. Mais vous ne connaissez jamais le point culminant des choses. Alors, vous déclenchez. Et vous vous dites, « Oui. Oui. Peut-être. Oui. » Mais il ne faut jamais sur-déclencher. C’est comme trop manger, trop boire. Vous devez manger, vous devez boire. Mais exagérément, c’est trop. Car au moment où vous déclenchez, vous armez une fois de plus, et la bonne photo était peut-être entre les deux. »
Sa préférence pour le 50mm
H. C.-B. : « Ça correspond à une certaine vision et en même temps ça donne suffisamment de profondeur de champ. Une chose que vous n’avez pas avec des focales plus grandes.
Si vous avez un petit équipement, les gens ne vous remarquent pas. Vous n’êtes pas en représentation. Quelqu’un qui arrive avec un gros équipement, c’est embarrassant. »
Sa discipline photographique
H. C.-B. : « La photographie, telle que je la conçois, c’est du dessin – un croquis rapide réalisé avec intuition, et que vous ne pouvez pas modifier. Si vous voulez apporter une correction, c’est dans la prochaine image. Mais la vie est très fluide. Parfois, les images disparaissent et il n’y a rien à faire. »
Tout sauf la couleur !
H. C.-B. : « C’est dégoûtant. Je déteste ça ! (…) La raison est que vous photographiez ce que vous voyez. Mais ensuite, il y a les encres de tirage et toute sorte de choses que vous ne pouvez pas contrôler. Il y a les influences d’un tas de gens, et qu’est-ce que cela a à voir finalement avec les vraies couleurs ? »
La valeur des tirages
H. C.-B. : « Pourquoi les photographes commencent-ils à numéroter leurs tirages ? C’est absurde. Que faites-vous lorsque le 20e tirage a été réalisé ? Vous avalez le négatif ? Vous vous tirez dessus ? Tout ça, c’est une affaire d’argent.
Je pense qu’une épreuve doit être signée. Cela signifie qu’un photographe reconnaît que le tirage a été fait par lui ou selon ses propres normes. Mais un tirage n’est pas comme une eau-forte, où la plaque s’use. Un négatif ne s’use pas lui. »
Une bonne photo au millimètre près
H. C.-B. : « La différence entre une bonne photo et une photo médiocre tient en une question de millimètres. C’est une petite, toute petite différence, mais c’est essentiel. »
La poésie photographique
H. C.-B. : « La poésie est l’essence de tout, et c’est par un contact profond avec la réalité et une vie pleinement vécue que vous atteigniez cette poésie. Très souvent je vois des photographes qui exploitent l’étrangeté ou la maladresse d’une scène, pensant que c’est la poésie. Non ! La poésie, c’est deux éléments qui sont soudainement en conflit – une étincelle entre deux éléments. Mais ça nous est donné très rarement ça, et vous ne pouvez pas le chercher. C’est comme si vous recherchiez l’inspiration. Non, tout ça vient plutôt à force de vous enrichir et de vivre. »
Le plaisir de photographier de Henri Cartier-Bresson
H. C.-B. : « Moi, j’aime prendre une photo. Etre présent. C’est une façon de dire : «Oui ! Oui ! Oui ! « . Comme les trois derniers mots du roman de James Joyce, « Ulysse », qui est l’une des oeuvres les plus importantes jamais écrites. C’est « Oui, oui, oui. » Et la photographie est comme ça. C’est oui, oui, oui. Et il n’y a pas de « peut-être ». Tous les « peut-être » devraient aller à la poubelle, parce que [la photographie] c’est un instant, c’est un moment, il est là ! Et c’est respecter ce moment et un énorme plaisir que de dire, « Oui! » Même si c’est quelque chose que vous détestez. Oui ! C’est une affirmation. »
L’intégralité de cette interview de Henri Cartier Bresson est publiée sur le site du New york Times, en anglais. Mais un DVD de cette entrevue, complétée par des photos du photographe français, est aussi disponible sur le site de l’International Center of Photography.
Rachel Seed, à l’origine de la renaissance de cette interview réalisée par sa mère, est elle-même photographe. Elle travaille sur un projet documentaire intitulé « A Photographic Memory », qu’elle cherche à financier via la plate-forme d’appel de fonds Kickstarter.